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Censure à Radio Strasbourg PTT



Les 8, 9, et 10 juin 1935, Strasbourg accueille la première olympiade ouvrière européenne de chant et de musique. Le jury de ces premières olympiades est le compositeur Hanns Eisler. En ouverture de l’évènement, il a proposé à Radio Strasbourg PTT, une causerie en allemand sous le titre « Musikalische Reise durch Amerika, von London über New York nach Hollywood » (promenade musicale à travers l’Amérique, de Londres à Hollywood en passant par New York). L’intervention a été interrompue, victime de la censure.

Radio Strasbourg émet depuis le 11 novembre 1930. Les programmes  proposent des informations et du divertissement, en français, en allemand et en alsacien. 

Mais en 1935, la radio est encore loin d’être un exemple de liberté. Dans les archives de Gustave Stoskopf, responsable des programmes en alsacien de RadioStrasbourg entre 1930 et 1939 - déposées depuis fin 2019 aux Archives de Strasbourg et de l’Eurométropole - nous avons trouvé le procès-verbal de la 26° séance duConseil d’administration, le 29 juin 1935, de l’association de Radio Strasbourg PTT. Dans le point numéro 2 sont évoqués «les incidents consécutifs à la causerie de M. Hanns Eisler. »


Musique et engagement


Dans les années 30, Hanns Eisler est déjà un célèbre compositeur, il a notamment collaboré avec Bertolt Brecht sur plusieurs de ses pièces : la mère - die Mutter 1931 -. Suivront Grand-peur et misère du 3° Reich - Furcht und Etend des Dritten Reiches - 1938 -. La vie de Galilée - Lehen des Galilei - 1938 -, Schweyk dans la deuxième guerre mondiale - Schweyk im zweiten Weltkrieg - 1943. Et il a mis en musique un grand nombre de ses poèmes. A Vienne, Eisler a été élève d'Arnold Schoenberg tout en composant pour des chorales ouvrières qu'il dirige par ailleurs.

Dès 1933, il s'exile, en Amérique, et se fait propagandiste pour la musique et les principes communistes dans le monde entier. Il est à Barcelone, Moscou, Hollywood, Londres. Un vrai soldat-voyageur. En ce mois de juin 1935, il est à Strasbourg, jury de la première Olympiade Ouvrière Européenne de chant et de musique.

 

L’évènement réunit en ce week-end de la Pentecôte plusieurs milliers de personnes. Le concert de gala s'est déroulé au Pavillon Joséphine à l'Orangerie avec la participation de la chorale ouvrière de Paris, l’Harmonie Liberté de Schiltigheim, l’Union chorale des ouvriers libres de Strasbourg, la London chorale Labour Union, la fanfare réveil de Gentilly-sur-Seine. sans oublier le baryton Ernst Busch de Bruxelles, et bien d'autres encore. Aucun groupe allemand n'est présent et pour cause, nous sommes en 1935.


Faire front en musique


L'objectif de l'Olympiade ouvrière européenne de chant  et de musique est de travailler à la solidarité du monde ouvrier européen face à la montée du nazisme.

Le choix de Strasbourg, pour accueillir cet évènement de portée internationale, n’est certainement pas un hasard. La ville était, entre 1929 et 1935, dirigée par le maire communiste Charles Hueber, mais, au moment de la première olympiade, il n’est plus maire. Charles Frey lui ayant succédé aux élections municipales du mois de mai.

La manifestation, comme le rappelle le procès-verbal de l’association Radio Strasbourg PTT. est «dotée d’une subvention de - Fr 4000.- par le Conseil général du Bas-Rhin, d 'accord avec le préfet, gratifiée de locaux par la ville de Strasbourg et fournie de lits par l’autorité militaire sur demande du préfet. »

 « Vers le 25 mai, l’association a reçu une offre de conférence de la part de M. Hanns Eisler, compositeur de musique, de nationalité autrichienne, résidant aux Etats-Unis, professeur dans une université américaine »

Le sujet de sa conférence « promenade musicale à travers l’Amérique, de Londres à Hollywood en passant par New York », devait être essentiellement un essai sur la musique moderne américaine. Le conférencier, ayant été rendu attentif par le Directeur à la nécessité de garder à sa conférence un caractère strictement artistique, prit l'engagement de se conformer à cette prescription.

 

La conférence-radio a eu lieu le vendredi 8 juin 1935 à 14h.

 

D’emblée, le compositeur-militant Eisler donne le ton et lie le travail de l’artiste aux conditions économiques « les compositeurs modernes américains ont appris durant les dures années de crise que la musique n ‘était pas une affaire déconnectée de la réalité, mais que la musique était, comme tous les arts, un miroir de la société, un miroir de la lutte des classes »

Chaque ouvrier-auditeur, comme le rapporte, en allemand, le journal l’Humanité d’Alsace-Lorraine, était assis devant le poste, fasciné dès les cinq premières minutes par le brio du conférencier. Mais pas seulement. Ici on entendait pour la première fois sur notre antenne une personne profondément convaincue, aux côtés de la classe ouvrière, qui ne mâche pas ses mots, qui dit la vérité, rien que la vérité. Cela dure un certain temps. Mais quand Eisler commence à évoquer ses impressions au sujet des usines Ford à Détroit, des conflits sociaux entre Ford et l'administration Roosevelt, à cette phrase : « Den Fordarbeiter geht es nicht gut (les ouvriers de Ford ne vont pas bien) il y a eu subitement un silence sur les ondes radio.


Silence radio
 

Dans les studios de la radio, rue de la Nuée Bleue, on s’affole. « Contrairement à la prescription qui lui en avait été faite, M. Eisler se livra dans sa causerie à des considérations sur l'ordre social en Amérique et, notamment sur les effets du machinisme aux usines Ford. Il fut d’ailleurs, note le procès-verbal du 29 juin 1935 du Conseil d'administration de Radio Strasbourg, à ce moment même, coupé au micro sur l'intervention du directeur de l’association, qui devant la carence du service administratif, avait téléphoné de son bureau au régisseur du studio pour faire demander à l’opérateur l'interruption de la diffusion... Le texte de la causerie n’avait été remis au régisseur que dix minutes environ avant l'heure prévue pour l’émission. Dans ces conditions, celui-ci se crut autorisé, contrairement à la règle, après une lecture rapide et la suppression de quelques passages, à donner l'accès au micro au conférencier, sans avoir les visas requis. 




On peut aisément imaginer que Radio Strasbourg PTT n’avait pas, à l'époque, l’exclusivité de ce genre de pratiques. On peut tout aussi aisément imaginer que Hanns Eisler les connaissait. A-t-il volontairement déposé son texte le plus tard possible, pour échapper à la relecture, autrement dit à la censure ? Nul ne le sait, il n'en fait pas état dans le texte de sa conférence publié en 1973.


Un texte dans lequel il décrit les conditions de travail des 70 000 ouvriers des usines Ford de Détroit. Les cadences, les salaires, l’épuisement. Il faudrait, écrit Eissler, « y envoyer nos poètes et compositeurs pour décrire cet enfer pour que le plus de personnes possible sache ce que notre époque représente d'humiliation, de manque de perspectives et de brutalité »


Mais cela personne ne l’a entendu en ce 8 juin 1935.


L’affaire n’en resta pas là, il y a eu peu de réactions dans la presse régionale, l’Humanité d’Alsace- Lorraine en fait état dans son édition du 9 juin, sous le titre « Matford krontrlliert den Strassburger Radiosender » - Matford contrôle l’antenne de Radio Strasbourg -. Le constructeur d’automobiles Matford est alors un constructeur d’automobiles français, créé en 1934, à la suite d’un accord entre Ford et le constructeur alsacien Emile Mathis établi à Strasbourg. Mathis qui avait vainement tenté de s’implanter aux Etats Unis.


L'Humanité d'Alsace-Lorraine, manifeste sa solidarité au compositeur Hanns Eisler et appelle ses lecteurs et auditeurs de la causerie interrompue à protester individuellement et collectivement contre ce cas de censure, et, s’adressant directement aux ouvriers de Matford leur demande de répondre à la question suivante :

 « Les ouvriers de Ford à Détroit ne vont pas bien, comment vont les ouvriers de Matford à Strasbourg ? »

 

 Le ministre des PTT demande la révocation du directeur
 

La réaction la plus vive vient de Paris : «... le Ministre demande que l'association se prive des services de M. Fourestier dès ce soir... » le grief invoqué contre M. Fourestier (alors directeur artistique de la radio) était d’avoir laissé diffuser une causerie de M. Eisler qui « se serait livré à une propagande de caractère subversif » le ministère menace que le « paiement de toute subvention au poste de Strasbourg sera supprimée » s’il refuse.

 

L'information arrive à Radio Strasbourg, par le directeur régional adjoint des PTT, le ministère de tutelle était alors le ministre Georges Mandel, ministre des postes télégraphes et téléphones. L'association enquête, défend son directeur, et s'élève « contre une sanction hors de proportion avec la faute commise ». Elle reconnaît des « fautes partielles de son directeur des services chargé de composer et de réaliser les programmes, mais n'est pas responsable du contrôle politique, que ce contrôle incombe suivant le système appliqué depuis la mise en route du poste, aux services administratifs des PTT, informés des noms et qualités du conférencier et qui, disposant seuls de l’antenne, doivent la refuser à la conférence non munie du visa du service administratif »

 

L'association radio Strasbourg PTT qui reconnaît donc un certain nombre de fautes partielles propose que M. Fourestier soit « destinataire d'un blâme motivé avec admonestation du président »

 

Les éléments légués par Gustave Stoskopf n'en disent pas plus. L’on sait que le ministre Georges Mandel a tenté de remplacer le directeur artistique par Martial Louis de Montaigut, son chef de cabinet. Mais l’arrivée du Front Populaire en juin 1936 va contrecarrer ce projet : Mandel n'est plus ministre et Jean Fourestier bénéficie d'un sursis à la direction de la station, poste qu'il occupera jusqu’en 1939.

Monique Seemann Mars 2020


Un grand merci à Jean-Marie Hummel de l'association la Manivelle pour ses connaissances et conseils
 

1 - Dans ses écrits Hanns Eisler Schriften I Musik und Politik 1924-1948 Rogner Bemhard Eisler note « den Fordarbeitem geht es miserabel »

 2- Toujours concernant H. Eisler : à Paris, en 1935, il a rencontré le « Groupe Octobre » et Jacques Prévert, dont il a mis en musique deux poèmes : Vie de famille et Histoire du cheval.

 Parmi les réalisateurs de cinéma avec lesquels il a travaillé : Fritz Lang, Clifford Odets, Jean Renoir. Alain Resnais : Nuit et Brouillard 1956.


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